Année 1 (7 avril 2017 – 17 avril 2018) : introduction

Le 7 avril 2017, après un aller-retour express à Saint-Étienne, je dormais enfin dans ma première maison mobile. C’était le début de ma vie nomade.

Je ne soupçonnais pas à quel point cette vie me conviendrait et me changerait radicalement. Certes, un début immobile, dans le jardin de la petite maison que je louais à ce moment-là, mais un début tout de même. Du 7 avril 2017 jusqu’au moment où j’ai changé de jardin, je n’ai pas dormi ailleurs que dans mon nouveau chez-moi. Cela a dû paraître étrange aux propriétaires que je voyais de temps en temps ainsi qu’au gardien du lieu. Mais cela m’a permis, le temps de quitter cette maison, de mieux voir comment m’organiser dans ma caravane. Il faisait un temps parfait : sec et bon, tout le contraire de l’année précédente quand les pluies ininterrompues du printemps 2016 avaient mené aux inondations catastrophiques et meurtrières du 1er juin à Nemours et Souppes-sur-Loing. J’étais chanceuse et heureuse. La météo n’en était pas la seule raison.

Nous prenons des décisions toute la journée : des petits arbitrages. Par moment, il faut faire de grands choix. Grands non parce qu’ils témoignent d’une qualité particulière dont nous pourrions nous vanter, mais parce qu’ils orientent irrémédiablement notre vie. Comme tout le monde, je me suis retrouvée face à des choix importants. Je me demande ce qu’aurait été ma vie si j’avais montré plus de détermination à décrocher un poste d’assistante du directeur de la programmation du Circuit Elizé à Fort-de-France. J’avais 22/23 ans. Je serais peut-être dans la distribution de films aujourd’hui.

Je me demande aussi ce que serait ma vie si j’avais accepté le poste que me proposait mon ex-directeur d’antenne à RFO Martinique dans un réseau de radios de Polynésie française. J’avais 25 ans, je partais en Afrique du Sud. J’ai dit non. Ai-je eu tort ? Peut-être. Mais Tr@que, mon premier roman écrit là-bas, n’existerait probablement pas. Cela me console beaucoup. Je me demande aussi ce que j’aurais fait si je n’étais pas allée à Johannesburg. J’avais ressenti au Cap ce que j’avais éprouvé le deuxième soir après mon arrivée en Martinique, en septembre 1996 : je me sentais chez moi. C’était indescriptible et irrationnel, mais j’étais bien. J’aurais dû m’écouter et laisser ma moitié de l’époque aller vivre où bon lui semblait même si c’était sans moi.

Je me demande enfin si je n’aurais pas dû accepter un poste d’assistante auprès d’un groupe politique à Rennes. J’avais 31 ans et, encore une fois, je partais ailleurs. Pas bien loin : à Toulouse. Ce départ à Toulouse n’était sans doute pas une bonne idée, mais je n’aurais peut-être pas réussi à terminer mon doctorat et cela me console.

En revanche, il y a deux grandes décisions pour lesquelles je ne me pose pas de question : partir vivre en Martinique quand j’avais 20 ans et devenir nomade à 41. Ce sont les deux meilleures décisions de toute ma vie, les plus intelligentes, car les plus en accord avec mes besoins profonds. Comme mes 3 ans et demi en Martinique, devenir nomade a été un nouveau départ. C’était aussi une boucle : je parachevais ainsi, sans en avoir pleinement conscience, le grand départ auquel je m’étais essayée toutes ces années en déménageant plus d’une quinzaine de fois (18 si on compte les très courtes périodes pour lesquelles j’ai quand même transporté toutes mes affaires). Aujourd’hui, je ne déménage plus, mais je bouge toujours et je suis en train de me libérer de contraintes sociales asservissantes, en particulier vis-à-vis du travail subi. Ce journal témoigne de cette libération.

Il témoigne aussi de mon affranchissement des limites que je m’imposais. Car force est de constater que les plus gros obstacles, je les portais en moi. En devenant nomade, j’ai appris à m’affranchir un peu plus du jugement social, à ne plus attendre d’être autorisée à. J’ai découvert des besoins bien réduits par rapport à ce que j’imaginais au départ. Je suis presque complètement sortie de la précarité financière en adoptant un mode de vie visant, dans l’idéal, mais je n’y suis pas encore, le fonctionnement sans argent et sans place fixe : ce qui peut sembler tout sauf stable et pérenne à un sédentaire.

Il m’aura fallu plus de 20 ans, après mon départ pour la Martinique, pour me sentir plus aux commandes de ma vie. Et cela, je le dois à ce nomadisme. Je dois aussi reconnaître combien je suis redevable à mes animaux. Sans eux, j’aurais sans doute replongé dans un petit emploi alimentaire, un petit appartement, une petite vie bien sous tout rapport pour un regard extérieur, mais sans bonheur. Quand je me suis lancée en 2016 comme chercheuse indépendante, j’avais encore bien du chemin à faire et j’ai misé sur des collaborations qui n’en valaient pas la peine. J’y ai perdu un temps précieux et gaspillé l’aide dont j’avais bénéficié pour créer mon entreprise. J’avais encore besoin de me sentir accompagnée, de suivre, d’être autorisée à. Qu’il est long le chemin de la libération ! Je me souviens d’avoir dit à 35 ans : maintenant c’est fini les complexes ! Eh bien il aura fallu encore 6 bonnes années pour que je commence à m’en affranchir de manière opérationnelle.

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Du bitume à l'eau, journal de bord

Du bitume à l'eau, journal de bord

Par Alexandra Borsari

Écrivaine de fiction et non-fiction. Militante pour un congé citoyen et la Skholè pour tous : avoir du temps pour soi, en particulier pour les activités culturelles, ne devrait pas être un luxe réservé à de rares élus. Nomade sur les routes d'avril 2017 à début 2023, je vis maintenant sur l'eau dans un petit voilier. Apprentissage de la navigation en cours pour repartir en itinérance, au moins une partie de l'année.

Photo GL : estuaire de la Vilaine, septembre 2023.

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